Auteur :
Thibaud Hulin, Maître de conférences, HDR, Université Franche Comté, Laboratoire ELLIADD
Pour citer cet article :
Hulin, Thibaud (2021). Former à l’écriture sur les réseaux sociaux numériques pour mieux développer la pensée critique. Revue Adjectif, numéro thématique 1 : Productions d’écrits et technologies... Regards contemporains. Mis en ligne le 10-04-2021 [En ligne] http://www.adjectif.net/spip/spip.php?article554
Résumé :
L’article présente une analyse de productions d’écrits d’étudiants en UIT. Il s’agit de noter l’importance de l’accompagnement de l’écriture sur des réseaux sociaux et Internet afin de convoquer les processus cognitifs en œuvre dans l’activité réflexive favorisant le développement d’un esprit critique capable à la fois d’assimilation et d’accommodation, c’est-à-dire d’adaptation à un milieu.
Mots clés :
Enseignement Supérieur, Esprit critique, France, Productions d’écrits, Réseaux sociaux
Il serait dommage de réduire la notion d’écriture à celle de texte. À ses origines, l’écriture est une inscription graphique qui fait appel à de nombreux éléments visuels. Elle articule ensemble pictogrammes et idéogrammes. Elle multiplie l’usage des signes iconiques, exploite les possibilités du support et de l’organisation visuelle des signes dans leur ensemble dans leur diversité : traits, appuis, couleurs, etc. (Christin, 1999). L’avenir dira si la réduction des signes graphiques à une vingtaine dans le cadre de l’alphabet latin n’est peut-être qu’une parenthèse dans l’histoire de l’écriture.
Ainsi, l’écriture numérique renoue avec les origines graphiques de l’écriture. Par exemple, l’écriture multimédia inscrit sur un support numérique des textes, en lien avec des images, des sons, des dispositifs interactifs. À la différence de la composition graphique, l’écriture multimédia scénarise la visite de l’utilisateur. La lecture comme activité d’interprétation sémiotique demande du temps : elle requiert donc le suivi d’un scénario défini par un auteur. Cette scénarisation n’est pas linéaire dans le cas de l’écriture interactive qui vise à scénariser les interactions de l’utilisateur avec une page Web par exemple.
D’autres types d’écriture se développent, comme l’écriture collaborative, ou l’écriture réticulaire, qui concerne la participation des usagers d’un réseau social. Nous avons par exemple analysé l’écriture collaborative (Hulin, 2013).
Cependant, ces transformations récentes et soudaines de l’écriture humaine inquiètent parents, professeurs et éducateurs. Ceux-ci se réfèrent à l’idée d’une culture du mobile axée sur la distraction, qui réduirait les capacités d’attention des élèves. Or ces questions renvoient à des concepts souvent confondus entre eux, tandis que les études manquent à propos du rôle du numérique sur la capacité d’attention (Frey et Bosse, 2018 ; Subramanian, 2018). Lire et écrire sont des activités qui ont des incidences directes sur le fonctionnement cognitif humain, à la fois aux niveaux individuels et collectifs. Ainsi Goody (1979) a-t-il montré que l’écriture moderne est liée à la naissance d’une raison graphique. Écrire n’est donc pas une conséquence de la rationalité ; c’est plutôt la raison qui est une conséquence de cette activité. J. Goody a observé comment l’invention et la diffusion du papier comme support de l’écrit a fortement influencé nos modes d’organisation sociaux et de connaissance du monde.
D’un point de vue éducatif, le vrai enjeu, pour nous, n’est pas de constater le déclin des formes de lecture traditionnelles, ni de lister les potentialités formidables de l’écriture numérique. L’enjeu est d’accompagner les activités inéluctables et transformatrices de lecture et d’écriture sur Internet. La raison computationnelle, ce successeur de la raison graphique, mérite en effet une réflexion critique par rapport à son impact sur nos manières de penser. Il s’agit dès lors de former élèves et étudiants pour les aider à conserver un recul critique, de les aider à prendre conscience de leur pratique, pour l’analyser et la transformer.
Enseigner l’écriture numérique dans un contexte de médiation informatique suppose donc de prendre en compte les spécificités des processus cognitifs liés au développement des supports numériques.
De ce point de vue, l’étude des spécificités de l’écriture numérique semble être le préalable indispensable à l’élaboration de politiques de formation adaptées. Comment enseigner l’écriture numérique d’un point de vue critique ? Comment construire des dispositifs d’apprentissage pour l’enseigner et la pratiquer ?
Nous décrivons ici le design d’une session d’enseignement à l’écriture numérique avant d’analyser les résultats de cette expérimentation. Parler de design pédagogique plutôt que d’ingénierie pédagogique permet d’éviter une vision rationaliste de la conception, fondée sur l’idée d’objectifs et de mesure des usages. Le design renvoie mieux à l’idée de construction d’expériences, dont la compréhension à la fois intellectuelle et sensible, individuelle et collective favorise la réflexivité et l’esprit critique.
Nous présentons ci-dessous une expérience qui met en œuvre une pédagogie critique de l’enseignement de l’écriture numérique. Nous avons conçu une formation sur la gestion de l’identité numérique et sur l’écriture numérique réticulaire [1]. La session visait à développer les compétences critiques et réflexives d’étudiants par le biais d’une approche comparative. Au cours de cette expérience réalisée à l’université en DUT, des étudiants de première année font la promotion d’un projet personnel sur un réseau social. Ils décrivent leur activité sur un document appelé journal d’activité. Nous avons analysé ces journaux via un logiciel d’analyse qualitative, afin de marquer les syntagmes correspondant à certains processus cognitifs selon qu’ils effectuent un effort de réflexivité ou d’objectivité. Le repérage de ces deux types d’efforts dans les discours et des formes linguistiques qui y contribuent permet d’évaluer la qualité de l’approche critique et réflexive.
Nous décrivons ici le contexte universitaire de la formation, puis la structure pédagogique et les différentes étapes de la formation.
3.1. Contexte
La formation « écriture en réseau » s’inscrit dans le cadre d’une série de formations sur l’identité et la culture numériques à laquelle nous avons travaillé [2], à partir du cadre de recherche PRECIP [3]. Les autres formations contenaient d’autres formes d’activités numériques telles que : l’écriture collaborative, l’écriture multimédia, l’écriture d’une carte, l’écriture hypertextuelle, etc.
3.2. Stratigraphie
La formation s’appuie sur une théorie des niveaux d’abstraction des systèmes d’information. Cette approche provient de l’analyse et la modélisation des systèmes ou des environnements de travail de Rasmussen (1985) qui propose une hiérarchie d’abstraction à 5 niveaux : finalités, fonctions abstraites et générales, forme et fonction physique. Kuutti et Bannon (1993) ont proposé en s’appuyant sur les travaux de la communauté des systèmes d’informations, trois types d’interactions à analyser : l’interaction en contexte, située, l’interaction conceptuelle et l’interaction physique et technique. Ce faisant, ils reprennent les trois niveaux d’abstraction majeurs d’un système d’information d’Iivari (1989, p. 384) : le niveau organisationnel, le niveau conceptuel (logique de l’information), et le niveau technologique (la logique des données). Ageev (2002) a repris ces trois niveaux en les appliquant au domaine sémiotique : le niveau technologique détermine un système de signes syntaxiques, c’est-à-dire un langage comme la programmation, dans lequel s’effectuent des liens. Ce niveau complète le niveau sémantique de détermination de ces liens et le niveau pragmatique où l’on identifie des relations. Enfin, citons Manovich (2002) qui détaille la détermination de la « matière » numérique dont les propriétés fondamentales déterminent les activités numériques.
Cette approche par niveau s’accorde avec une logique pédagogique organisée en strates selon différents niveaux d’abstraction. Dans cette archéologie du savoir, les apprenants suivent des instructions pour pratiquer l’écriture numérique. Dans la formation que nous avons choisi de présenter, les étudiants produisent un document multimédia après avoir visité le musée des Beaux-Arts à Béziers, France.
Nous avons structuré cette formation en cinq phases. Dans une première phase, nous répondons au besoin de l’étudiant qui souhaite atteindre un niveau minimum de compétences avec le logiciel présenté, et qui correspond à un certain niveau de maîtrise. Cette phase facilite la compréhension du logiciel et prépare la réflexion de l’étudiant. Ensuite, nous montons en abstraction pour étudier de manière comparative et critique les médias numériques en tant que dispositif. La phase artistique permet d’observer la relativité des usages prescrits par le dispositif grâce au travail des artistes qui questionnent le pouvoir et les limites des médias numériques. Cette phase vise à développer le potentiel des apprenants pour développer leur créativité dans une perspective critique par rapport aux usages prescrits. Enfin, nous terminons par des éléments plus attendus : les règles ergonomiques, respectueuses de la structure de l’appareil perceptif et cognitif. Il est conseillé de les suivre pour créer un produit ou un service multimédia qui soit accessible.
Cependant, les étudiants qui débutent dans l’écriture numérique rencontrent parfois des difficultés pour aborder les concepts les plus abstraits. Ainsi nous avons choisi d’aborder les concepts de haut niveau en milieu d’enseignement afin de commencer et de terminer sur des sujets concrets.
À la fin de chaque phase, les étudiants répondent à au moins deux questions ouvertes, appelées questions de synthèse. Le but est de les amener à réfléchir sur leur activité, pour utiliser leur culture personnelle afin de rédiger un court essai.
Le cours a été divisé en cinq sections comme suit.
Cette partie présente la manière dont nous avons analysé une formation d’écriture en réseau à l’aide d’une méthode d’analyse du discours. L’objectif de l’analyse est de faire émerger les processus réflexifs et critiques susceptibles d’aider l’apprenant à mieux s’adapter à son environnement numérique.
Nous supposons que les processus cognitifs en œuvre dans l’activité réflexive favorisent le développement d’un esprit critique capable à la fois d’assimilation et d’accommodation, c’est-à-dire d’adaptation à un milieu. Cependant, ces processus sont difficiles à saisir car il s’agit de processus liés à une activité interprétative. Il est donc nécessaire pour les décrire de recourir à l’analyse du discours effectuée après que les acteurs se soient exprimés sur leur activité. Pour cela, nous pouvons ou bien discuter avec les étudiants, ou bien les inviter à écrire et à décrire leur activité. Nous sommes partis du point de vue que l’écriture favorise la réflexivité, qu’elle est plus efficiente que la discussion orale qui requiert la présence constante d’un interlocuteur. Aussi avons-nous privilégié le journal d’activité comme outil d’expression et de rédaction réflexif et critique. Afin de susciter les processus réflexifs, les étudiants ont été sollicités pour écrire dans un journal d’activité à la fois à propos de ce qu’ils observaient dans les interfaces (indexicalité) et à propos de ce que ce que cela évoque dans leur activité (réflexivité). Ce journal recense donc leurs interactions et il témoigne de l’influence que le dispositif numérique est susceptible d’exercer sur leur activité d’écriture.
5.1. Participants
En 2013-2014, nous avons réalisé une série de formations à l’écriture numérique qui ont concerné au total 102 étudiants de première année de DUT (Diplôme Universitaire de Technologie, de Services et de Réseaux de Communication), 28 étudiants de deuxième année et 12 étudiants en remédiation à l’issue d’un Diplôme Universitaire (DU). Cette section présente les résultats obtenus par l’analyse des journaux d’activité du DU de remédiation. La taille de ce petit groupe d’étudiants est adaptée à notre approche qualitative qui vise à saisir les dimensions microscopiques de l’activité critique. Ces étudiants n’ont pas réussi leurs examens la première année. Le DU leur a alors donné une deuxième chance de progresser et de revenir en DUT l’année suivante. Au cours de la session de cours, les étudiants ont été invités à découvrir le Musée des Beaux-Arts de Béziers et à réaliser une œuvre multimédia à partir de cette visite. Ce faisant, cette formation a permis de créer un lien entre la cyberculture et la culture classique.
Les étudiants travaillent en groupes dans le cadre de formations en ligne sous la gouverne de l’enseignant chercheur que nous sommes, en situation d’observation participante. Après leur avoir fourni un document numérique avec des instructions, nous leur apportons des éclaircissements en fonction de leurs demandes, et en reformulant les éléments du document si nécessaire. En situation d’observation participante, nous avons essayé de stimuler l’intérêt des étudiants sans leur donner de réponses. En tant que formateur, nous les avons aidé à décrire leur activité créatrice en suivant des règles comme le recours à l’utilisation de questions ouvertes, et l’évitement de questions de type « pourquoi » . En effet, ces dernières auraient amené l’apprenant à se justifier et à entretenir une relation plus de pouvoir avec lui plutôt que de savoir. Sans questionner les étudiants, nous nous contentons d’observer leur travail et l’évolution de leur production multimédia, en les soutenant discrètement.
5.2. Instruments
L’analyse du discours des apprenants a été effectuée à l’aide du logiciel IraMuTeQ [5], développé par Ratinaud et Dejean (2009). Ce logiciel de type « open source » est basé sur le logiciel statistique R. Il peut aider à construire les mondes lexicaux des locuteurs en fonction des distances lexicales et des proximités, ces mondes lexicaux reflétant pour nous l’univers pluraliste décrit par W. James (2017). Ce logiciel aide l’analyste à faire apparaître les sujets du discours à partir du calcul des proximités syntaxiques. Une fois ces mondes obtenus, l’analyste effectue des va-et-vient entre les résultats statistiques et les verbatims de son corpus. À partir des classes de discours délimitées par le logiciel, l’analyste peut retourner aux verbatims des étudiants.
Nous avons ensuite utilisé le logiciel RQDA [6], basé lui aussi sur le projet R, afin de procéder à l’analyse qualitative et d’identifier les formes syntaxiques de réflexivité et d’objectivité. Nous avons marqué les discours à l’aide des dix formes de réflexivité proposées par Derobertmasure et Dehon (2009). Le logiciel RQDA nous a permis de faire une analyse statistique. Les données obtenues ainsi traitées permettent de repérer les traces de l’activité discursive construite à partir de proximités syntaxiques.
Pendant le cours, les étudiants utilisent le logiciel status.net, un logiciel de micro-blogging équivalent au réseau social Twitter, mais que nous avons pu installer sur un serveur de l’IUT.
5.3. Résultats et analyse
Nous ne présentons pas ici les résultats quantitatifs, mais uniquement la synthèse de ce travail. Nous observons que différentes formes de réflexivité sont convoquées par les utilisateurs, mais qu’elles sont indissociables des formes d’objectivité.
L’argumentation objective constitue pour les étudiants un point de départ qui leur permet de repérer les concepts qui organisent l’interface. Ces étudiants distinguent ainsi plus clairement les faits des jugements de valeur. Lorsque des arguments objectifs aident les étudiants à comprendre les interfaces en tant que dispositif, des arguments réflexifs témoignent d’un effort pour leur permettre de comprendre leurs interactions. Ces deux approches peuvent être strictement séparées, mais elles sont complémentaires et sont articulées ensemble dans les discours des étudiants.
La comparaison aide les étudiants à organiser des fonctionnalités, à raisonner entre des classes et des instances, et à mesurer la performance de chaque fonction ou interaction observée.
L’évaluation permet aux étudiants de comprendre les choix des concepteurs et de concevoir ce qui pourrait être fait.
Expliquer invite les étudiants à connaître les principes ou les concepts de l’appareil, les forces, les faiblesses, les occasions et les risques, les causes et les conséquences.
La description stimule les étudiants pour identifier les composantes des interfaces afin de séparer les faits des jugements, les éléments de l’interface de leur interprétation. Mais décrire n’est pas seulement un jugement objectif, c’est aussi un jugement réflexif, car les interactions sont des faits et non des valeurs. Par conséquent, il peut être difficile pour l’étudiant de distinguer les interactions de la structure globale du dispositif.
L’exploration entraîne les étudiants à s’ouvrir à de nouvelles idées et à synthétiser leur expérience en lien avec des expériences antérieures. Elle leur permet d’identifier les choix faits, les résultats obtenus et les possibilités offertes, et d’envisager des alternatives pour construire une stratégie différente.
Penser à sa propre activité et aux interactions effectuées est très utile aux étudiants pour découvrir les contraintes imposées par l’interface à la fois aux niveaux social et technique. La dimension sociale est particulièrement importante lorsqu’un étudiant se projette dans le collectif, en tenant compte des besoins et des objectifs des autres. La réflexion consiste à comprendre la logique qui organise le fait technique, mais aussi l’expérience d’un utilisateur, ses connaissances et les implications éthiques.
La prise en compte des alternatives permet de situer l’expérience utilisateur dans le temps. Lorsque des alternatives sont proposées en comparant deux logiciels de la même catégorie, le choix de l’alternative dépend alors de choix qu’elle ou il doit assumer. De tels choix peuvent se référer au passé, au présent ou à l’avenir.
D’un point de vue plus général, nous constatons que les formes réflexives eidétiques du type je, ce que j’aime, nous sont rarement utilisées. L’attitude réflexive est plutôt indirecte et volontairement altruiste : l’expérience de l’utilisateur tend à s’ériger en modèle et en norme de comportement pour les autres.
Enfin, la justification est un mode de raisonnement spécifique utilisé lorsqu’un utilisateur se met dans la peau d’un designer. Justifier n’est pas nécessaire pour un usager. En effet, la réflexivité ne consiste pas à se juger soi-même, mais à évaluer une situation où l’on est acteur et les conséquences des choix que l’on a fait. La justification a probablement une utilité secondaire par rapport à une réflexion sur les interactions possibles qui est davantage tournée vers une démarche stratégique d’avenir.
En résumé, l’analyse des formes de réflexivité et d’objectivité fait apparaître une activité cognitive cohérente. Celle-ci montre comment la formation a pu influencer la pratique de l’apprenant en l’invitant à formuler des jugements réflexifs et critiques. De plus, les formes de discours sont dépendantes les unes des autres. Cette expérience suggère que la connaissance procédurale et la connaissance réflexive peuvent former une alliance afin de développer la pensée critique. Selon ces résultats et notre interprétation, ces deux types de démarche cognitive n’ont pas à être séparés. Enfin, les pratiques comparatives nourrissent la pensée critique et développent l’autonomie des étudiants dans leur pratique des médias numériques.
Voici quelques limites soulevées par cette expérimentation.
En premier lieu, chaque parcours pédagogique ou module de formation doit être adapté en fonction du type de public et de ses objectifs. Ceci laisse de la liberté au pédagogue qui n’a pas à suivre une procédure rigide, une one best way. S’il peut paraître complexe d’enseigner la grammaire de l’écriture numérique et ses concepts, c’est aussi parce qu’il n’existe pas qu’une seule manière de le faire. Cependant on peut montrer, par des comparaisons notamment, ce qu’on ne peut que difficilement expliquer. Le benchmarking d’outils, c’est-à-dire la comparaison d’interfaces (services ou logiciels) permettant de réaliser des productions similaires, va dans ce sens tout en favorisant l’esprit critique de l’usager.
Sur le plan méthodologique, tout observateur en situation de participation (Reason et Bradbury, 2008) rencontre des difficultés pour saisir des traces parfois microscopiques. Ces traces témoignent de l’activité sémiotique comme étant le produit d’une histoire complexe (Vygotsky, 1978). Le recours à l’analyse des formes d’objectivité et de réflexivité offre cependant un cadre d’analyse propice, selon nous, à saisir des éléments réduits de taille mais signifiants.
Notons cependant que nous ne pouvons pas mesurer à long terme les effets de ce type d’enseignement chez les apprenants. Le poids de la charge cognitive augmente chez l’apprenant qui effectue un effort réflexif, ce qui peut ralentir son activité. La présence d’œuvres tirées de la littérature numérique peut déstabiliser certains étudiants qui peuvent éprouver des difficultés à s’ouvrir à des productions artistiques qu’ils n’ont pas l’habitude de fréquenter.
L’enseignement de la pensée critique ne peut donc se réduire à dresser la liste des polémiques à propos des GAFA comme le fait déjà très bien Wikipedia [7] : une telle approche encyclopédique ne peut pas à elle seule faire évoluer les comportements sur les réseaux sociaux bien qu’elle y contribue sans doute. L’approche comparative que nous proposons nous paraît plus adéquate pour aider l’utilisateur à comprendre les principes d’un dispositif interactif, et l’aider à gagner en autonomie. Cette approche inverse probablement la façon dont nous pensons lorsque nous opposons la théorie à la pratique, alors que nous essayons ici plutôt de les rapprocher.
La pensée critique n’est donc pas seulement une approche théorique qui fournit des concepts pour l’analyse. C’est une pratique, créative qui plus est, qui naît de l’écriture ou à défaut de la parole, et c’est une pratique de distanciation. Si l’activité critique a besoin de recul pour analyser son objet, elle ne peut transformer cet objet qu’à partir d’une conversion langagière à l’origine d’une activité cognitive stimulante.
Dans cet article, nous avons défendu plusieurs idées qui constituent un cadre pédagogique en faveur du développement de l’écriture numérique. Tout d’abord, nous avons souligné que l’écriture ne se réduit pas à l’écriture textuelle. Cela nous paraît particulièrement vrai dans le cas de l’écriture numérique car les technologies de l’information et de la communication utilisent des formes sémiotiques au contenu plus large. Ensuite nous avons postulé que la pratique de l’écriture numérique peut développer la réflexivité et l’esprit critique des lecteurs-scripteurs dès lors qu’elle bénéficie d’un cadre favorable. Troisièmement, nous considérons que l’enseignement de l’écriture numérique doit s’extraire d’une approche procédurale, basée sur l’identification d’usages. Elle doit plutôt favoriser une pédagogie critique et réflexive fondée sur la construction d’expériences. Quatrièmement, nous proposons une méthode d’évaluation de cette expérience, centrée sur l’analyse des productions des apprenants, afin d’identifier les processus cognitifs correspondants à l’activité attendue.
L’étude des journaux d’activités des étudiants permet de détecter des formes d’objectivité et de réflexivité. Celles-ci témoignent du développement d’une pensée critique, et de processus cognitifs dont la structure exacte reste à déterminer.
Nous pensons que les communautés scientifiques ont intérêt à développer des études critiques sur les médias numériques. Celles-ci peuvent faire des interactions numériques le point de rencontre entre des espaces privés et des espaces publics, où la pensée humaine se développe pour produire plus de conscience individuelle et collective. C’est le développement de cette conscience critique et pratique qui permettra selon nous de faire des médias numériques de véritables outils de responsabilisation, d’autonomie et de transformation sociale.
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[1] Ce matériel est accessible en ligne à l’adresse http://thibaud.hulin.free.fr/precip_foad/reseaux.
[2] On trouvera à cette adresse six formations à la culture numérique :http://thibaud.hulin.free.fr/precip_foad.
[4] identi.ca est devenu aujourd’hui pump.io ; il s’agit d’un logiciel libre.
[5] R Interface for Multidimensional Analyses of Texts and Questionnaires http://repere.no-ip.org/logiciel/IRaMuTeQ
[7] Cf. par exemple à propos de Facebook : https://fr.wikipedia.org/wiki/Critiques_de_Facebook