Cette contribution présente la synthèse de la thèse d’E. Dakouré, intitulée « Promotion des dispositifs multimédias au Burkina Faso : pratiques, discours et stratégies d’acteurs », dirigée par P. Quinton et soutenue en mars 2011 à l’université de Grenoble.
Cette recherche est partie du constat que des acteurs économiques, politiques, des chercheurs et d’autres types d’acteurs, font la promotion d’une prétendue société de l’information (SI). Il s’agit d’une vision selon laquelle les techniques de l’information et de la communication (TIC) occupent une importante place dans tous les domaines de la vie privée et professionnelle. Le secteur de l’éducation en Afrique notamment est censé bénéficier par exemple du projet Partners In Learning de Microsoft et des académies Cisco.
Après avoir incité les dirigeants politiques de leurs pays à favoriser le développement des TIC, les acteurs privés dans les pays développés ont également demandé que leurs dirigeants les aident à atteindre le marché des pays en voie de développement comme le Burkina Faso. C’est à ce stade que l’action des organismes onusiens en particulier, est importante pour la promotion des TIC auprès des dirigeants de pays comme le Burkina. Ces dispositifs leur sont présentés comme un puissant levier qui les aidera à amorcer leur développement. Or comme le dit Bernard Miège [1], les TIC accompagnent le plus souvent les changements plus qu’elles ne les produisent, plus qu’elles ne les provoquent.
Déjà dans les années 1960 des initiatives avaient été prises pour que des TIC contribuent à l’amélioration de la qualité de l’enseignement en Afrique, et d’une manière générale contribuent au développement : « […] les premières technologies de communication sont entrées dans les pays du Tiers-monde en accord avec une vision volontariste véhiculée principalement par les Nations-Unies. Elles étaient orientées vers des objectifs éducatifs, culturels et sociaux. Progressivement leur utilisation est de plus en plus liée à des objectifs économiques » [2]. Plusieurs décennies après ces initiatives dont on connaît les résultats, ce sont d’autres initiatives, et encore des promesses de développement, que l’on prône pour une adoption des TIC par un grand nombre d’Africains.
Malgré ces initiatives et les actions menées par l’État et ses partenaires, le constat est qu’à l’heure actuelle les TIC, et internet en particulier, ne sont accessibles qu’à un nombre réduit de Burkinabé vivant essentiellement à Ouagadougou et dans quelques villes du pays. En outre, environ de 80 % des Burkinabés sont analphabètes et vivent des réalités qui les éloignent des TIC. Malgré ces réalités qui n’invitent pas à croire au fait que les TIC puissent conduire à l’amélioration des conditions de vie des Burkinabés, voire au développement de ce pays, les discours promotionnels des TIC présentent ces techniques comme des solutions aux problèmes du développement du Burkina Faso.
Cette recherche s’est donc intéressée à la question des discours d’accompagnement des TIC, afin de comprendre dans le cas du Burkina ce qui pousse leurs auteurs à insister sur l’amélioration des conditions de vie des Burkinabés. On s’est notamment demandé :
Dans ce résumé, notamment dans la synthèse de résultats, un accent est mis sur les incidences de l’utilisation des TIC par un public scolaire en particulier. Les aspects liés à l’économie politique de la communication, fortement développés dans la thèse sont moins traités.
Il a d’abord été question de cerner la notion de TIC qui est centrale dans cette recherche. Cette notion de TIC est utilisée ici pour faire référence à des dispositifs multimédias tels que l’ordinateur, internet et le téléphone mobile. Il s’agit de distinguer ceux-ci des médias classiques : presse, radio, télévision (Bernard Miège : 2004). L’interaction entre l’utilisateur et l’objet de communication est aussi un point de différence entre TIC et médias classiques (Josiane Jouët : 1992). D’autres auteurs comme Victor Scardigli (1992), Yves Jeanneret (2001) ont été mis à profit pour déterminer les différents contours de la notion de TIC.
Le concept de dispositif développé ici n’a pas été appréhendé dans le sens foucaldien. Cette recherche s’écarte de toute vision contraignante dans la perception des dispositifs. Cela, dans le but de privilégier la liberté dont peut jouir l’utilisateur face à un dispositif sociotechnique donné, notamment les TIC. Des auteurs comme : Dominique Carré (2002), André Berten (1999), Philippe Hert (1999), Michel de Certeau, (1990), ont été utilisés dans cette partie. Cette approche montre que l’individu n’est pas complètement enfermé dans le dispositif dans lequel il se trouve ou avec lequel il interagit.
Ce travail s’inscrit dans la lignée de trois courants de pensée auxquels différents auteurs sont associés :
– L’économie politique de la communication (EPC) : Bernard Miège, Schiller H.I, Guback, Smythe, Garnham, Mattelart, Vincent Mosco (1996), Philippe Bouquillion (2008), etc. L’EPC fournit des éléments théoriques pour la compréhension de l’intérêt croissant d’opérateurs multinationaux pour le marché africain des télécommunications. Ce courant permet aussi d’appréhender d’une part les politiques publiques des TIC, les stratégies d’acteurs privés ou associatifs et d’autre part la financiarisation du secteur des télécommunications, dans le cadre de la promotion des TIC au Burkina Faso.
– Des théories de l’innovation technologique : Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour (1988), Patrice Flichy (1995 et 2003), etc. Ces théories permettent de comprendre les idées et les procédés qui sont à la base de la conception des TIC. La thèse analyse notamment les échecs de projets technologiques visant à produire des ordinateurs à bas coûts destinés à des élèves de pays pauvres.
– Les usages sociaux des TIC : Françoise Paquienséguy (2006), Joëlle le Marec, Michel de Certeau, Josiane Jouët (2000, p 499), Lacroix, Moeglin et Tremblay (1992), Philippe Breton et Serge Proulx (2002), etc. Les références à ces travaux offrent des éléments pour comprendre les motivations des usages ou non usages des TIC au Burkina, les représentations sociales qui accompagnent ces usages et les incidences de ces usages.
Des entretiens semi-directifs ont été menés dans le cadre de cette recherche. Ces entretiens ont, entre autres, permis de connaître les utilisations qui sont faites de ces dispositifs, les opportunités qu’elles offrent.
Des observations ont aussi été faites lors du recueil des données de terrain. Ces observations ont pris plusieurs formes : d’une part, des observations dans des lieux d’accès collectifs aux TIC comme les cybercafés privés, de même que dans des cybercafés mis en place par les ONG/associations ; d’autre part, des observations ont été faites dans le cadre de sorties sur le terrain avec des ONG/associations pendant des activités de suivi ou d’évaluation d’actions.
Concernant les entretiens, pour ce qui est de la catégorie des populations, 69 personnes ont été rencontrées dont 29 à Ouagadougou, 24 à Fada dans l’est du Burkina, 11 dans le sud à Léo et 5 à Bokin à environ 140 km de Ouagadougou dans le centre du pays. Parmi ces 69 personnes, 21 sont des scolaires. Toutes catégories considérées, le travail de terrain a permis de rencontrer 44 acteurs de la promotion des TIC au Burkina Faso, 10 acteurs au Mali et 9 au Sénégal. Soit un total de 63 acteurs sur l’ensemble des trois pays.
L’analyse de contenu comme méthode d’exploitation des entretiens
L’analyse de contenu a pour but de faire apparaître les récurrences concernant les points de vue de divers acteurs sur une question donnée. Il a été question d’extraire de chaque entretien, ce qui est intéressant à utiliser pour analyser un sujet précis. Selon Ghiglione et Matalon (2004, p. 163), l’une des interrogations devant un ensemble de discours consiste à se demander ce « qu’a dit chacun à propos de tel point particulier ? ». Il s’agit ensuite d’isoler dans chaque discours ce qui est pertinent pour le sujet ciblé. Dans le texte, selon les sujets analysés, des renvois aux tableaux (en annexes) montrent les récurrences qui sont apparues suite à l’exploitation des entretiens. Des extraits d’entretiens estimés représentatifs de ce que pense un ensemble d’enquêtés sur un sujet donné ont été utilisés dans le texte.
Le travail de terrain a permis de préciser les facteurs économiques, financiers, sociopolitiques qui amènent les acteurs étatiques, privés et associatifs à promouvoir les dispositifs multimédias au Burkina Faso. En effet, les intérêts financiers des opérateurs de télécommunication et de l’État sont imbriqués. Cela donne lieu parfois à des conflits d’intérêts. Au-delà de ces facteurs financiers, le travail montre l’importance d’autres facteurs d’adhésion de l’État aux discours d’accompagnement des TIC au Burkina : par exemple, la création d’emplois. On peut y ajouter des enjeux politiques liés à la volonté pour l’État de montrer que ses politiques de libéralisation/privatisation dans le secteur des télécommunications (mais aussi dans d’autres domaines) ne répondent pas à des injonctions extérieures mais renvoient à une planification établie par l’État burkinabé avec l’appui de partenaires.
D’autres enjeux contribuent aussi à expliquer le fait que des ONG/associations alimentent les discours d’accompagnement des TIC au Burkina Faso. Ces acteurs s’approprient les discours véhiculés par des promoteurs internationaux des TIC. L’usage des TIC comme une « notion valise » par ces acteurs associatifs, les amène à associer ces TIC à divers secteurs socio-économiques : TIC et agriculture, TIC et éducation etc., afin d’utiliser les possibilités offertes par ces dispositifs pour développer ces secteurs. Cet alignement sur les discours internationaux a pour but de favoriser l’obtention de financements. En interrogeant certains Burkinabés, notamment les jeunes il ressort que leurs représentations des TIC sont très proches de celles des promoteurs.
Les représentations des TIC : usages promus, usages réels
Des écarts entre les usages promus et les usages réels des populations ont été constatés à travers les observations participantes et les déclarations recueillies. Par contre, on n’observe pas de différence dans les représentations qui permettrait d’affirmer qu’une divergence de perception justifie l’écart entre les usages promus et les usages réels. En effet, des populations rencontrées y compris les jeunes scolaires dont les usages ludiques et distractifs sont très critiqués par des promoteurs des TIC, des parents et même par des élèves rencontrés, perçoivent aussi les TIC comme des dispositifs pouvant contribuer à l’amélioration de leurs études, de leur travail. L’écart constaté entre les usages promus et les usages réels résulterait donc moins d’une différence dans la perception des TIC que d’un écart qui existe d’une part, entre ce que certaines populations disent penser de ces dispositifs et, d’autre part, les usages réels qu’elles en font.
Par ailleurs, il convient de préciser que l’écart constaté entre les usages promus et les usages réels est moins observable dans les usages des populations travaillant avec les ONG/associations par rapport aux usages des Burkinabés rencontrés en dehors de toute collaboration avec ces promoteurs. En effet, les usages des populations membres de ces structures ou qui fréquentent des cybercafés d’acteurs associatifs prennent en compte les usages promus. Une des explications tient au fait que les personnes qui fréquentent ces cybercafés sont guidées dans leurs usages s’ils le veulent. Les élèves qui fréquentent les cybercafés d’associations sont parfois guidés dans leurs recherches d’informations vers des sites web utiles pour leurs études. En outre, le groupe thématique TIC et éducation soutenu notamment par l’ONG néerlandaise IICD, est spécifiquement consacré au public scolaire et offre des points d’accès aux TIC, y compris à une connexion internet, (souvent) dans des établissements scolaires de plusieurs villes du Burkina.
Internet : un appui aux études pour des élèves du Burkina Faso
L’usage d’internet le plus fréquent chez les scolaires rencontrés, concerne la recherche d’informations dans le cadre de leurs études. Cet aspect des données de terrain va à l’encontre des discours normatifs tenus dans toutes les catégories socioprofessionnelles de personnes rencontrées, selon lesquels les scolaires ont des usages (peu utiles) essentiellement distractifs des TIC. Or, les élèves et étudiants ont des usages scolaires couplés à des usages de distraction : téléchargement de sons et images, chat, jeux en ligne, messagerie, visites de différents sites d’informations, etc.
La plupart du temps, les recherches que les élèves mènent sur internet sont liées à des sujets d’exposés ou d’autres travaux qu’ils doivent rendre. Parfois, des élèves (notamment dans les villes secondaires) mutualisent leurs ressources financières pour se rendre en groupe dans un cybercafé. Les élèves rencontrés affirment tirer profit de leurs recherches sur internet, puisqu’ils en tirent de meilleures notes en classe. Internet permet de pallier le manque de documents dans les bibliothèques de leurs établissements. En dehors des grandes villes comme Ouagadougou et Bobo, les élèves n’ont parfois pas accès à des bibliothèques autres que celles de leur école. Même si le sujet n’a pas été abordé en entretien, on peut dire que les risques de plagiats ne sont pas à négliger. D’autant plus que les établissements ne peuvent pas toujours disposer de logiciels anti-plagiat.
L’accès à internet, étant conditionné par la possession de moyens financiers, il y a une discrimination par l’argent qui défavorise les élèves issus des familles pauvres. L’accès à internet crée alors des inégalités entre élèves de la même classe. Il s’agit là du reflet d’inégalités sociales liées au niveau de revenus des parents.
Après l’analyse de ces données de terrain, on peut conclure que ce qui détermine les « usages TIC » des Burkinabés, qu’il s’agisse d’usages allant dans le sens de l’amélioration de leurs conditions de vie ou non, relève plus de l’appréhension du potentiel apport de ces dispositifs pour leurs activités (privées, scolaires ou professionnelles), que des discours d’accompagnement.
Par ailleurs, on observe un écart entre la perception de ce potentiel apport et les pratiques réelles. Cela s’expliquerait par le fait que l’utilisateur dispose, lorsqu’il est en interaction avec le dispositif, d’une liberté de choix en termes de possibilités. Pour appréhender les usages des TIC des Burkinabés, surtout les usages scolaires, il convient de conjuguer cette liberté de choix avec les besoins de l’utilisateur, ou autrement dit, avec ce qu’il a envie de faire quand il est devant la machine. L’utilisateur, tout en ayant connaissance des opportunités que le dispositif peut lui apporter dans tel ou tel domaine, peut ne pas l’utiliser dans le sens d’une amélioration dans ces domaines tel que les discours promotionnels le laissent entendre. Les entretiens ont également montré que l’écart entre la perception des possibilités que les TIC offrent et les usages réels peut aussi venir du fait qu’un individu peut connaître des applications d’un dispositif de communication, sans avoir la capacité technique d’utilisation des applications en question.
Enfin, on peut dire que ce travail montre que les potentiels apports des TIC pour l’amélioration des conditions de vie des utilisateurs burkinabés, sont plus facilement mesurables quand il est question de les apprécier par rapport à une activité économique, scolaire ou professionnelle précise, que lorsqu’il faut les évaluer par rapport aux conditions de vie des Burkinabés en général. Il s’agit là d’une des limites des discours d’accompagnement des TIC.
Ouvrages
Chapitres d’ouvrages, Articles, communications et rapports de recherches
[1] Bernard Miège, 2005, « TICs et société de l’information, état de l’art de la recherche », in Penser la société de l’information, Tunis, Université de la Manouba, Fondation Konrad Adnauer, pp 23-31, p.26.
[2] Yvonne Mignot-Lefebre, 1987, « Des mutations technologiques économiques et sociales sans frontières », in, Transferts des technologies de communication et développement, Yvonne Mignot-Lefebre et al. revue Tiers Monde, pp. 487-511, p.498.