Au cours des dernières décennies, l’activité de modélisation a été significativement modifiée grâce aux environnements informatiques. Les technologies de l’information et de la communication (TIC) offrent en effet une gamme d’outils performants qui permettent de développer des activités de soutien à la modélisation qui s’avèrent difficiles à effectuer sans eux. En contexte scolaire plus particulièrement, l’utilisation des environnements informatiques de modélisation est prônée par plusieurs auteurs qui leur attribuent un rôle d’aide au raisonnement scientifique (Bliss, 1994 ; Ogborn, 1997, 1999 ; Komis & al., 1999 ; Stenning & al., 2002). Ainsi, la modélisation médiatisée par ordinateur permet aux élèves de tester leurs idées à propos d’un phénomène, de recevoir des rétroactions très réalistes à travers la modification de l’apparence des objets qui sont manipulés par l’intermédiaire de simulations ou encore de visualiser le résultat de leurs actions sous forme de graphiques (Depover et al., 2007a).
S’inscrivant dans ce cadre, la thèse porte sur l’analyse du processus de modélisation collaborative à distance à travers une technique originale basée sur une étude de cas multiples menée auprès d’un échantillon d’élèves du premier degré de l’enseignement secondaire général et du deuxième degré de l’enseignement technique de transition en Belgique francophone. Cette démarche se fonde sur l’exploitation par les apprenants des données issues de la trace c’est-à-dire des données enregistrées par un environnement d’apprentissage collaboratif associant un espace de travail partagé et une messagerie instantanée.
Une des caractéristiques qui font l’originalité de la thèse réside dans le fait que la modélisation est abordée à un niveau scolaire auquel elle ne l’est pas habituellement. En effet, les activités de modélisation relèvent le plus souvent de la fin de l’enseignement secondaire même si la modélisation est mentionnée plus tôt dans les curricula. En particulier pour les élèves impliqués dans la recherche présentée dans ce texte, c’est la première fois qu’ils ont été confrontés à un cycle complet de modélisation de la relation entre les variables d’une situation expérimentale. Sur un même espace de travail, ils ont été amenés à construire trois représentations d’un même phénomène : un modèle qualitatif, un modèle semi-quantitatif et un modèle quantitatif.
Un autre aspect novateur du dispositif qui a été modélisé et mis en oeuvre se trouve dans l’analyse des effets d’une intervention pédagogique en présentiel qui s’appuie essentiellement sur l’exploitation par un tuteur humain des traces de l’activité des élèves ainsi que des messages échangés par ces derniers au cours d’une séquence d’activités de modélisation collaborative médiatisée par ordinateur. A partir de l’analyse des données collectées sur la base de l’environnement ModellingSpace (MS) (Strebelle & al., 2005), l’auteur questionne différents aspects liés à la constitution et à l’exploitation des traces (Mile & Prié, 2006) selon deux points de vue : d’une part, le point de vue du tuteur qui s’interroge sur les informations à présenter à l’apprenant pour déclencher chez lui une prise de conscience métacognitive (Flavel, 1976) propice à l’amélioration de ses performances et, d’autre part, le point de vue du chercheur qui souhaite donner un sens aux informations récoltées en cours d’apprentissage pour mieux comprendre les mécanismes cognitifs en jeux.
La prise en compte des traces, dans cette perspective, implique la possibilité pour le tuteur-chercheur d’utiliser les ressources de l’environnement technologique pour apprécier l’impact, sur l’exploitation des traces, d’une rétroaction basée à la fois sur l’ajustement de son intervention tutorale et sur les démarches d’apprentissage mises en œuvre par les tutorés. Dans ce cadre, la question de recherche posée est la suivante : « De quelle manière les processus de modélisation collaborative à distance par dyades sont-ils influencés par une intervention tutorale en présentiel axée sur l’exploitation des traces des activités et des interactions entre apprenants ? ».
La recherche prend place dans un contexte scolaire dans lequel le dispositif qui a été élaboré peut effectivement être exploité. Cette option méthodologique vise à prendre en compte les phénomènes dans leur globalité et leur complexité. Elle confère à la recherche un degré élevé de validité écologique. Pour saisir les mécanismes en jeu en contexte réel, la démarche d’observation participante qui a été menée a pour ambition prioritaire d’élaborer des modèles d’intelligibilité des mécanismes éducatifs en jeu et secondairement, de répondre à des questions de recherche ou de vérifier certaines hypothèses définies a priori ainsi que d’autres qui émergent au fur et à mesure de l’analyse des données dans une approche dialectique articulant démarche inductive et démarche déductive. Les choix méthodologiques qui découlent de ce paradigme conduisent à définir la recherche mise en place comme une étude de cas quasi-expérimentale inscrite dans la durée.
Au terme de la séquence d’activités qui a été implémentée dans cinq classes, a pu être retenu un échantillon résiduel de dix-huit dyades qui ont effectué la séquence d’activités du scénario pédagogique dans son entièreté et pour lesquelles les données collectées étaient exploitables.
Pour effectuer l’analyse de la collaboration entre les partenaires de l’activité de modélisation, a été adoptée une méthodologie qui se centre sur les objets de l’environnement exploités par les apprenants dans le cadre des tâches qui leur sont proposées. Cette méthode d’analyse nommée OCAF pour « Object-oriented Collaboration Analysis Framework » (Avouris & al., 2003) a pour but d’identifier des séquences fonctionnelles directement reliées aux objets utilisés par les partenaires d’une production schématique co-élaborative élaborée dans le cadre d’une activité de résolution de problème.
Le traitement des données relatives à l’échantillon résiduel a débuté par une analyse exploratoire des traces des activités de modélisation collaborative. Dans ce cadre, les messages échangés par les élèves au cours des activités ont été décryptés suivant les principes d’une analyse de contenu catégorielle du type de l’analyse conversationnelle qui a été validée par une série de tests de fidélité inter-codeurs. Concrètement, il s’est agi de segmenter chaque message en unités de codage définies en tant qu’actes de parole et de caractériser chacun des actes de parole en le classant dans un premier temps au sein d’une catégorie déterminée parmi sept catégories primitives élaborées d’après une transposition de la classification des actes de paroles formalisée par Chabrol et Bromberg (1999) ; et en le classant dans un deuxième temps au sein d’une catégorie secondaire.
Une analyse factorielle par correspondances multiples appliquée à la distribution en catégories primitives des actes de parole échangés par les élèves au cours des activités de modélisation collaboratives a permis de caractériser les comportements conversationnels des dix-huit dyades de l’échantillon résiduel et de dégager des profils contrastés et évolutifs par dyades et par individu. Pour l’ensemble de l’échantillon, l’évolution se marque notamment par une augmentation du nombre d’interactions épistémiques. Particulièrement, le nombre d’actes de paroles qui consistent à solliciter une évaluation augmente de près de 50 % et quatre catégories d’actes de parole évaluatifs voient leur fréquence quasiment tripler, il s’agit des actes de parole qui consistent à « justifier ou critiquer », à « juger », à « prendre position » ou à « donner un avis ».
Le fait que des évolutions aient pu être enregistrées au niveau des distributions des fréquences des actes de parole en catégories secondaires a incité l’auteur à poursuivre la recherche en effectuant une analyse détaillée des mécanismes cognitifs et métacognitifs mis en jeu dans le cadre de la réalisation des tâches de modélisation interactive. Cette analyse a été menée à travers une technique originale basée sur une étude de cas multiples selon une démarche intra- et inter-cas. Cette étude a été effectuée auprès d’un échantillon restreint de cinq dyades sélectionnées de manière à représenter l’éventail des évolutions des profils conversationnels entre l’activité de modélisation initiale et celle qui fait suite à l’intervention du tuteur.
Selon la méthodologie des analyses intra-cas telle qu’elle a été formalisée par Huberman et Miles (1991), le chercheur a, dans un premier temps, analysé séparément les productions et les comportements de chacune des cinq dyades de l’échantillon restreint. Concrètement, un modèle conceptuel des mécanismes cognitifs et métacognitifs qui interviennent dans le processus de modélisation collaborative médiatisée par la technologie a servi de trame conceptuelle à la rédaction d’une synthèse descriptive pour chacune de ces cinq dyades. Une synthèse relative à chaque dyade met en relation des données provenant de l’observation de la première et de la seconde activité de modélisation avec des données provenant de l’intervention tutorale qui prend place entre ces deux activités ainsi que d’un questionnaire métacognitif.
Par la suite, l’analyse inter-dyades a consisté à comparer, pour chacune des séries de tâches du scénario pédagogique, les principales caractéristiques des cinq dyades, déterminées à l’occasion des analyses intra-dyades. Plus précisément, il s’agit ici de mettre en évidence d’une part des constantes entre dyades et, d’autre part des spécificités liées aux caractéristiques des dyades.
Aborder la modélisation avec des élèves relativement jeunes par différents aspects successifs et dans une progression systématisée qui s’appuie sur des supports variés peut paraître une gageure. Cependant, la durée temporelle du dispositif qui s’est étalée sur six semaines a permis de réaliser des observations intéressantes au niveau de l’évolution de la capacité à modéliser dans le cadre du scénario pédagogique proposé. Cette perspective diachronique envisage un terme relativement long si on considère la durée des observations réalisées dans les recherches dans le domaine, mais ce terme est très court par référence au temps scolaire où le développement d’une compétence complexe comme la modélisation requiert généralement davantage de temps. Dans le cadre scolaire, une plus grande différenciation de l’apprentissage que celle qui a pu être mise en place dans le cadre de l’observation participante s’avère nécessaire. Il faudrait notamment pouvoir tenir compte de la représentation de l’activité qu’un questionnaire métacognitif a mise en évidence chez certaines dyades. En effet, nous avons pu montrer que des jugements métacognitifs négatifs relatifs d’une part, à la perception de la difficulté de l’activité et, d’autre part, à la capacité ainsi qu’à la motivation à l’accomplir sont susceptibles d’handicaper fortement le développement de différentes compétences de modélisation.
Toutefois, avec un étayage (Bruner, 1996) adéquat par un tuteur intervenant en présentiel, la majorité des dyades de l’échantillon retreint qui a été constitué pour l’étude de cas multiples a fait preuve d’une maitrise de compétences importantes en matière de modélisation telle que l’identification des variables de la situation expérimentale, la modélisation quantitative sur la base de l’encodage du tableau des données et la sélection d’entités pertinentes pour représenter les variables de la situation expérimentale à modéliser. C’est dans le développement de la dernière compétence citée que les dyades progressent le plus nettement. Ce progrès significatif peut être mis en relation avec l’intégration particulièrement bien réussie de deux stratégies qui permettent une régulation métacognitive : la décision de retenir ou de ne pas retenir un objet de l’environnement après son exploration et la décision d’effectuer un test de comportement dynamique pour vérifier la pertinence du choix d’un objet ou la validité d’un modèle. Au terme de la séquence d’activités, les dyades atteignent également un niveau de compétence relativement élevé pour ce qui concerne le paramétrage des entités et la modélisation graphique de la situation expérimentale.
A côté des progrès que nous venons de décrire, des difficultés récurrentes de régulation sont pointées pour toutes des dyades au niveau des compétences suivantes : la symbolisation et la description des variables, la modélisation qualitative et la modélisation semi-quantitative qui, au vu des obstacles qu’elles présentent devraient faire l’objet d’un apprentissage complémentaire sur une période plus longue.
Par ailleurs, la situation collaborative à distance qui a été provoquée entraîne chez certaines dyades des difficultés au niveau des échanges en raison des limites en matière d’expression écrite qui caractérisent nos sujets. Cette difficulté se manifeste essentiellement par un blocage vécu par certains partenaires de la collaboration lorsqu’il s’agit de passer d’un registre pragmatique à un registre épistémique d’interaction. A ce niveau, le débriefing avec un tuteur humain a pu jouer un rôle important. Ceci confirme la nécessaire complémentarité entre collaboration à distance et débriefing en présence dans le cadre de l’apprentissage collaboratif de la modélisation.
A propos du dépassement de la difficulté d’expression qui vient d’être mentionnée, un élément très positif à mettre à l’actif du dispositif qui été expérimenté réside dans la possibilité de collaborer sans nécessairement passer par les échanges scripturaux. En effet, l’environnement MS offre des possibilités d’interaction à travers la manipulation des outils de construction des modèles. En se plaçant sous cet angle de vue particulier, on a pu observer que l’échange à travers la manipulation d’objets communs est fort utilisé, aussi bien par les dyades qui dialoguent beaucoup que par les dyades au sein desquelles l’expression écrite est plus limitée.
On peut également considérer que le dispositif est propice à des modes de collaboration fortement interactive. En effet, les dyades qui entament leur activité par un partage des tâches consécutif à une négociation évoluent rapidement vers une collaboration plus intégrée qui allie interactions explicites et implicites.
Comme cela a pu être démontré au long de la recherche, la modélisation collaborative ne constitue pas un concept unique. Elle mobilise un ensemble d’activités étroitement liées qui se déclinent à travers la mise en œuvre de plusieurs types de comportements qui ont pu être approchés à travers les observations et surtout objectivés grâce à la codification systématique en référence à un modèle original des processus de modélisation collaborative que les données recueillies ont permis d’élaborer et de valider.
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