Adjectif : analyses et recherches sur les TICE

Revue d'interface entre recherches et pratiques en éducation et formation 

Barre oblique

Le rôle des réseaux sociaux et des jeux en ligne dans la socialisation juvénile des adolescents scolarisés en classe Ulis

lundi 5 juin 2017 L. Laidi

Pour citer cet article :

Laidi, Louisa. (2017). Le rôle des réseaux sociaux et des jeux en ligne dans la socialisation juvénile des adolescents scolarisés en classe Ulis. Adjectif.net. Mis en ligne le lundi 5 juin URL : http://www.adjectif.net/spip/spip.php?article431

Résumé :

Cet article s’intéresse à la manière dont les adolescents en situation de handicap parviennent à créer des liens avec leurs pairs par l’intermédiaire des réseaux sociaux. De nos jours, la socialisation des groupes de pairs a subi une transformation avec l’arrivée du numérique et des jeux vidéo pouvant permettre la création de « véritables communautés de pratiques » (Tremel, 2001). Les relations numériques représentent un moyen relationnel très exploité par les jeunes, comme l’a énoncé Anne Barrère dans son ouvrage, L’éducation buissonnière (2011). Les relations que les adolescents en situation de handicap tissent sur la toile et le rôle joué par les réseaux dans le processus de socialisation dans les groupes de pairs seront questionnés pour comprendre comment ils construisent leur identité numérique.

Mots clés :

Approche par jeux, Enseignement secondaire, Handicap, Réseaux sociaux, Socialisation

1. Introduction

1.1 Repères historique à propos de l’éducation des élèves en situation de handicap « trouble du comportement »

L’intégration sociale des enfants porteurs d’un handicap est devenue l’une des priorités des pouvoirs publics depuis la fin du XXème siècle comme le montrent les recherches menées par l’historienne Monique Vial et trois de ses collègues [1]. Leur scolarisation s’est faite d’abord à l’écart de la société de façon différenciée, notamment au sein de structures médico-sociales ou de classes « asiles ». Puis, la loi de 1975 a revendiqué l’intégration sociale des individus porteurs d’un handicap comme une obligation nationale. Suite à cette législation se développe l’idée d’une intégration au sein des écoles publiques de ces enfants pour leur permettre de suivre la même scolarité que les autres.

Cependant, ce n’est qu’après la loi du 11 février 2005 [2] que l’organisation de cette scolarisation se précise à travers les classes d’Unité localisée pour l’inclusion scolaire (Ulis). Ces dernières accueillent des élèves de niveaux confondus, avec comme objectif de permettre à ces jeunes de bénéficier d’une aide supplémentaire à leur maintien en école ordinaire [3] tout en s’adaptant à leurs besoins.

Ainsi notre recherche s’est intéressée à la socialisation des adolescents scolarisés dans ces classes. Nous nous intéressons, plus particulièrement, aux processus permettant aux jeunes d’intérioriser les normes et les valeurs du groupe de pairs auquel il appartient [4].

1.2 A propos de socialisation

L’adolescence est caractérisée par une sociabilité amicale importante à travers les groupes de pairs, faisant de cette étape générationnelle « le temps des copains » (Octobre, Berthomier, 2010, p.9). La socialisation juvénile représente l’adhésion d’un adolescent à un groupe de pairs. Selon Olivier Galland, celle-ci incarne « un univers de référence et de valeurs propres à cette génération » (2005, p.63). Cet univers est en lien avec l’influence de la sphère marchande dans divers domaines (vêtements, musiques, numérique, etc…).

Selon François Dubet et ses collègues, les références des jeunes peuvent être construites en opposition avec les références de l’Ecole au sens où les groupes de pairs détiennent une autonomie d’action au sein du collège. Ici, ces adolescents construisent une identité de « jeune », en parallèle et parfois en opposition à l’identité d’élève qu’ils incarnent aussi. Néanmoins, cette étape relationnelle n’est pas expérimentée par tous les adolescents en situation de handicap, scolarisés dans les classes Ulis. Selon Serge Proulx et Annabelle Klein, ces adolescents ont davantage recours aux plates-formes numériques [5] comme moyen de socialisation afin de combler un défaut de socialisation hors ligne (2012, p.218).

En effet, en termes de stratégie relationnelle dans les contacts mixtes, les adolescents adoptent des comportements différents selon Goffman (1975). Ces contacts sont des moments où les jeunes en situation de handicap et les élèves « ordinaires » du collège partagent une même situation sociale (1975, p.23). Il faut distinguer deux stratégies.

  • D’une part, il est possible que l’individu stigmatisé décide de ne pas créer de relation avec ceux considérés comme « ordinaires ». Dans ce cas, le stigmatisé restera dans une « communauté déviante » (Goffman, 1975, p.166), c’est ce que l’auteur appelle « monde diminué » ou le fait de composer des groupes de pairs semblables à soi. L’adolescent en situation de handicap scolarisé en classe Ulis pourra alors seulement décider de côtoyer les élèves de la classe Ulis ou d’autres élèves stigmatisés comme les élèves de Segpa [6].
  • D’autre part, l’adolescent en situation de handicap peut décider de quitter ses pairs afin d’essayer d’intégrer les autres groupes de pairs du collège. A travers cette méthode, le jeune met en place plusieurs stratégies afin d’être reconnu comme individu à part entière d’un groupe faisant en sorte que son stigmate ne domine plus son identité sociale.

Dans cet article, il s’agit de comprendre comment les adolescents enquêtés investissent les réseaux sociaux et les jeux vidéos comme moyen de socialisation juvénile afin de faire perdurer à la fois les relations déjà existantes avec les élèves du collège mais aussi comment ces réseaux permettent la création de nouvelles relations ? Quelle(s) place(s) occupent-ils dans la socialisation du jeune et sa construction identitaire ?

2. Méthodologie

Cette recherche s’est déroulée sur une période de trois ans, dans des classes accueillant des adolescents porteurs de « troubles du comportement », comprenant des troubles des fonctions cognitives et mentales (TFC) ainsi que des troubles envahissants du développement (TED) [7]. Ces classes accueillent un public hétérogène, les élèves qui y sont affectés sont porteurs de handicaps divers (autisme, comportements psychotiques, hyperactivité) et ont des retards concernant les apprentissages scolaires.

2.1 Présentation des jeunes enquêtés

Cette recherche s’est déroulée au sein de deux collèges parisiens que nous appellerons, dans un souci d’anonymisation des données, Blum et La Colline. Dans un respect de confidentialité, les noms des élèves ont été modifiés.

Ces jeunes ont un handicap invisible au regard extérieur : nous avons fait l’hypothèse qu’il serait plus facile pour eux de s’intégrer au sein de groupes « ordinaires ». Cependant leur affectation en classe Ulis met en lumière leur différence dans le collège. Ainsi cette étude cherche à analyser les différentes stratégies relationnelles mises en place par les adolescents en situation de handicap dans leur processus de socialisation [8] avec les groupes de pairs.

2.2 Présentation de la méthode de collecte des données

Des entretiens semi-directifs ont été menés avec les dix-neuf élèves de ces classes tous niveaux confondus durant les années scolaires 2014/2015 et 2015/2016. Le choix de cette méthodologie se justifie par notre sujet de recherche portant sur « les comportements des acteurs en tant qu’ils manifestent des systèmes de relations sociales ainsi que sur les fondements culturels et idéologiques qui les sous-tendent » [9].

Il nous semblait essentiel de nous intéresser au discours des élèves afin de comprendre comment se forment leurs relations juvéniles ainsi que la vision qu’ils ont de leurs parcours scolaires différenciés et de leur handicap.

Ces entrevues ont duré en moyenne entre 30 à 45 minutes avec chaque jeune. Exerçant dans les deux collèges comme assistante d’éducation, nous avons eu la liberté de choix pour les lieux des entretiens.

Au collège Blum, nous avons réalisé nos entretiens dans une salle vitrée, ouverte sur la cour, située au fond du Centre de Documentation et d’Information (CDI). Au collège de la Colline, les entretiens se sont déroulés au sein d’un bureau situé dans le bâtiment administratif où les élèves n’ont habituellement pas accès.

L’objectif, dans un premier temps, était de savoir quels sont les réseaux sociaux ou jeux vidéo fréquentés par les adolescents enquêtés. Les différentes plateformes numériques citées dans cet article reprennent celles que les adolescents ont énumérées durant l’entretien en répondant à ces questions : As-tu un ordinateur, une tablette ou une console à la maison ? A quoi te sert-il essentiellement ? Es-tu sur les réseaux sociaux ? Raconte-moi ce que tu y fais ? Combien de fois par jour es-tu dessus ? Pratiques-tu des jeux en ligne ? Lesquels ?

3. Synthèse des résultats de recherche après analyse du corpus

3.1 La socialisation juvénile des adolescents en situation de handicap scolarisés dans les classes Ulis au collège

Avant de pouvoir présenter l’utilisation des instruments numériques par les adolescents en situation de handicap, il convient d’exposer certains résultats de la recherche concernant l’intégration relationnelle de ces adolescents dans les groupes de pairs des collèges.

Nos résultats montrent que ces jeunes adoptent diverses stratégies : l’imposition du stigmate scolaire et social, incarné en partie par la classe, Ulis conduit ces jeunes à composer plusieurs tactiques afin de gérer ou diminuer leur stigmate. Cette recherche a pu en effet mettre en évidence que le climat scolaire des établissements influence la socialisation juvénile de ces adolescents.

Dans le collège Blum, on observe la constitution d’un « monde diminué » avec Julien comme meneur. Ce groupe se distingue des autres élèves composant les classes Ulis parce qu’il est régi selon des règles qui lui sont propres, avec comme condition première pour en faire partie, de renoncer à toute relation extérieure à ce monde. De plus ce groupe se compose de garçons dont le handicap est peu visible. Les adolescents porteurs d’un degré de handicap plus important comme Christophe ou encore Mohamed ne peuvent adhérer à celui-ci, étant considérés par leurs pairs comme trop stigmatisés.

Quant à la seconde stratégie où le stigmatisé décide de quitter ses semblables pour essayer de s’intégrer avec les « normaux », elle induira plusieurs stratégies de sa part afin d’être reconnu comme individu à part entière d’un groupe, faisant en sorte que son stigmate ne domine plus son identité sociale. Cette stratégie a été mise en place par plusieurs adolescents des deux établissements ayant réussi à s’intégrer dans des groupes de pairs des collèges grâce à la mise en avant de plusieurs compétences : sportive pour Jordan, Tom et Franck, et numérique pour Léo.

Cependant, ces stratégies ne représentent pas la majorité des enquêtés, l’isolement correspond à la situation relationnelle la plus fréquente pour ces jeunes. Ce contexte est perçu de manière différente selon les adolescents. Certains ont adopté l’isolement comme stratégie de protection par désintérêt pour les relations avec leurs pairs, tous ces adolescents sont atteints d’autisme (Mathias, Damien, Bryan et Christophe). D’autres adolescents subissent, quant à eux, cet isolement comme la conséquence du rejet des autres ainsi que leur manque d’expérience relationnelle, comme l’illustre le cas de Theresa, Anis, Mohamed, Myriam et Intujah.

Le climat scolaire est une notion multifactorielle, anciennement nommé « cadre » ou « milieu », qui repose « sur une expérience subjective de la vie scolaire qui prend en compte, non pas l’individu, mais l’école en tant que groupe large, et les différents groupes sociaux au sein de l’école. En ce sens, il convient de ne pas limiter l’étude et l’action sur le climat scolaire aux seuls élèves. Le concept doit inclure tous les membres de la communauté scolaire » [10]. Les résultats obtenus montrent que l’établissement ZEP est plus favorable au lien faible, de par la liberté accordée aux élèves ainsi que la profusion des interactions en son sein. Cependant, ces liens faibles se transforment difficilement en relation entre élèves, seul Jordan a réussi à créer des relations. A l’inverse dans le collège de la Colline l’absence d’interactions entre les élèves de la classe Ulis et les autres élèves empêchent la création de lien faible, créant un contexte favorable à l’isolement. Malgré cela, c’est cet établissement qui concentre le plus de lien fort entre les élèves de la classe Ulis et les autres, dénombrable à trois.

3.2 La place du numérique dans les relations juvéniles des adolescents en situation de handicap

L’analyse du corpus montre que les réseaux sociaux ou les plates-formes de jeux sont utilisés et perçus de manière différente selon la situation relationnelle du jeune dans l’établissement. Selon les auteurs de l’ouvrage L’enfance des loisirs (2010), le numérique détient une place importante dans les relations juvéniles : « à l’adolescence, à 13 ans, l’ordinateur y entre, notamment par l’intensité de l’attachement qu’il déclenche chez ses usagers. Un quart des adolescents de 13 ans l’utilisent chaque jour et 43% des utilisateurs s’y déclarent très attachés ; ils sont respectivement 57% et 68,5% à 15 ans ». (p. 9). L’importance de l’utilisation du numérique pose la question de savoir comment les adolescents en situation de handicap sont virtuellement présents sur ces plates-formes ?

3.2.1 Utilisation des jeux vidéo

L’analyse du corpus montre que deux adolescents sur dix-neuf jouent à des jeux vidéo en ligne. Leur utilisation est quotidienne et intense, comme l’exprime Julien : « tous les soirs jusqu’à 4 heures du matin ».

Ces plates-formes représentent des espaces de jeux où les adolescents peuvent partager une passion commune ainsi qu’intensifier des relations d’amitiés créées au collège, comme l’explique Léo : « je joue principalement avec Tito et Mathias  » (des amis du collège).

Alors que pour Julien (15 ans), jouer aux jeux vidéo en ligne lui offrirait la possibilité de communiquer en pratiquant avec des inconnus un sport virtuel : « Ça fait trois ans que je suis sur GTA5 et Call of Duty [...] Je joue toujours avec les mêmes personnes, mais je les connais pas, on discute vite fait, ils habitent à la campagne ».

Selon la conception anglo-saxonne, ces jeux vidéo permettent la création d’une « community » qui se définit « comme tous les rassemblements possibles autour d’une activité sociale partagée, d’un dénominateur culturel ou géographique commun » (Berry, 2012, p.201). Cependant, la définition française de communauté renvoie de manière plus restrictive à l’intensité des liens, à la force et la nature du lien créé entre les individus. Si l’on se réfère à cette deuxième définition, les propos de Julien n’indiquent pas qu’il a réussi à créer une communauté virtuelle, en raison de l’absence d’intensité ou de force qu’il évoque dans ses relations avec les joueurs, ce qui est courant dans le cadre des communautés virtuelles.

Le choix des jeux reflète les centres d’intérêt de l’adolescent : Julien préfère des jeux de guerre comme Call of Duty [11] ou GTA5 [12] alors que Léo va plutôt favoriser des jeux de rôle, inspirés d’univers antique ou de sciences fiction comme World of Warcraft.

Cette passion pour ces jeux à même conduit l’adolescent à la transposer dans la vie réelle en mettant en place un grand jeu de rôles pour son groupe d’amis. Ce jeu reprend l’imaginaire des jeux vidéo en attribuant à chaque joueur un personnage ainsi que des pouvoirs. Le maître du jeu, Léo, réunit les joueurs pour commencer une partie en imposant un contexte, des missions et des obstacles. Les participants devront traverser un labyrinthe imaginaire. Il m’explique qu’il y passe beaucoup de temps afin de créer un monde virtuel où tout le monde peut jouer :

« Faut que je demande à tout le monde, mais je sais que, de base, il y a Tito, Gaby, Mathias, pour eux, je suis sûr. Après, je vais demander aux autres s’ils sont sûrs qu’ils participent. Il y a aussi Ibra qui participe aussi, ça c’est sûr aussi. Euh après on va se retrouver chez l’un de nous et puis ils vont avoir leur fiche de perso et puis je vais leur décrire. C’est en fonction de comment ils avancent dans le jeu que je vais leur décrire ce qu’il y a autour d’eux, il faut que je dessine chaque pièce de chaque maison, de chaque donjon, de chaque château quand eux ils vont y rentrer : ils sont dans le couloir, je leur dessine ça et je leur mets une porte ici et c’est à eux de me dire comment ils vont agir. »

En faisant preuve de compétences dans les jeux et l’imaginaire, Léo réussit à affirmer sa place au sein du groupe de pairs.

3.2.2 Utilisation des réseaux sociaux

On peut remarquer que seule une minorité des adolescents enquêtés exploite les réseaux sociaux. Ceux-ci peuvent être utilisés pour discuter : « je parle avec la famille les cousins en Amérique des choses comme ça  » (Abdoul), « mon petit ordi, il me sert principalement à aller sur les réseaux sociaux avec Pat, Nino et Armand et Fassine et Paul aussi sur Facebook, sur Twitter non. » (Léo).

Les réseaux sociaux peuvent aussi représenter, pour un enquêté, non pas un espace relationnel, mais une interface du microcosme juvénile qui se définit comme un ensemble de connaissances en référence à l’univers adolescent. Cette interface peut se définir comme un monde où l’adolescent peut avoir accès à plusieurs supports, tels que des vidéos, des musiques, des photos ou aux actualités. Cet espace permet de véhiculer un ensemble de produits destinés spécifiquement aux jeunes, qui vont se l’approprier comme des repères propres à l’univers de leur génération. C’est ce qu’exprime Intujah :
« Je joue à quoi, euh… j’écoute ce que font les ados de mon âge et j’écoute aussi de la musique. »

Cette pratique des réseaux sociaux fait référence à la notion de « spectateur passif » (Fluckiger, 2006, p.120). En effet, selon Fluckiger, pour un adolescent en isolement relationnel important dans la vie réelle, les réseaux sociaux lui permettraient de découvrir les centres d’intérêt des jeunes de son âge à travers des vidéos ou de la musique.

Les discours des enquêtés montrent que les adolescents inscrits comptent au maximum trois ou quatre élèves du collège considérés comme des amis sur les réseaux sociaux tels que Facebook. Les réseaux sont ainsi peu utilisés pour prolonger les interactions ou relations créées dans le cadre scolaire.

Par ailleurs, les adolescents ayant réussi à s’intégrer dans un groupe de pairs au collège exploitent peu les réseaux pour faire perdurer ces relations. En effet, seul Léo déclare être connecté régulièrement avec ses camarades de classe, avec lesquels il dit communiquer sur les réseaux sociaux et via des jeux vidéo. Les résultats montrent que très peu des adolescents enquêtés utilisent les réseaux sociaux pour faire perdurer et renforcer les liens amicaux créés au sein du collège.

3.3 A propos des difficultés rencontrées par les élèves

3.3.1 Une interface : miroir des inégalités

Cette faible utilisation pourrait s’expliquer par l’intérêt que portent certains jeunes pour d’autres activités, comme le dessin pour Damien ou encore la lecture pour Bryan.

Les résultats indiquent aussi que la transmission et la sensibilisation des jeunes aux usages des réseaux sociaux peuvent être assurées par un autre groupe de socialisation, à savoir la famille. Ce groupe se compose d’acteurs divers qui peuvent avoir une approche différente du numérique. Ainsi, il peut être supposé que les parents n’ont pas la même approche ni la même vision des réseaux sociaux que la fratrie ou les cousins. Julien dit s’être inscrit sur les réseaux grâce à l’aide de son cousin qui l’a encouragé et guidé dans sa démarche. Pour Myriam, sa sensibilisation au numérique s’est faite par sa mère : "ma mère m’a expliqué qu’on peut discuter avec la famille. On peut mettre des photos comme quoi on est parti quelque part pour que la famille ou les amis voient comment c’était, si on s’est amusé, voilà".

Les transmissions relatives aux usages des réseaux sociaux émanant du réseau familial plutôt que de celui des pairs pourrait expliquer le petit nombre d’adolescents qui y adhèrent. Les craintes des parents se reflètent dans le discours de certains enquêtés comme Mathias, Theresa et Damien :

  • « Ah bah, non jamais, parce que des fois il y a ceux qui demandent les adresses et qui viennent nous chercher pour nous faire du mal ou pour nous voler en fait, je veux pas de comptes réseaux sociaux, non. »  (Mathias)
  • « Je suis pas sur Facebook, mes parents veulent pas » (Theresa)
  • « Non, j’ai pas ça, déjà mes parents ne me laissent pas et en plus je suis d’accord avec eux, parce que, sur Facebook, il y a des trucs qui sont pas très bien. » (Damien).

Mais l’isolement relationnel que subit la majorité des enquêtés au sein de l’établissement scolaire, tel que nous avons pu l’observer, est aussi un autre facteur. En effet comme l’a montré Fluckiger (2006, p.127), « le besoin d’expressivité [sur la toile] est inséparable d’un besoin d’évaluation de la part des amis, la bande faisant office d’instance légitimante [...] ». L’isolement relationnel et l’absence d’intégration dans les groupes de pairs empêche l’existence d’une instance évaluative (la bande) à laquelle les jeunes souhaiteraient s’adresser. Ainsi les réseaux sociaux seraient un reflet de la socialisation du jeune dans la vie réelle.

La carence de relations sociales au collège, exprimée par certains enquêtés comme Damien (12 ans) ou encore Anis (11 ans), est constatée lors des observations et se révèle aussi sur la toile, à travers l’absence de réciprocités de la part des autres collégiens.

Les discours de ces jeunes soulignent l’importance pour les adolescents d’une réciprocité des relations sur Internet, ce qui renvoie aux résultats obtenus par Fluckiger lors de sa thèse de doctorat (2007). Selon lui, la reconnaissance amicale se fait à travers les marques d’acceptations, tels les commentaires ou les « j’aime », et qui pourrait être à la source des attentes exprimées par les adolescents. Ces derniers manifestent leur souhait d’être reconnus comme faisant partie d’un groupe. Ainsi, l’absence d’approbation par autrui qui s’exprime par l’absence d’invitations, de commentaires et de « j’aime » pourrait peut-être fragiliser leur identité numérique.

L’attente de contacts de la part des autres adolescents apparaît à plusieurs reprises dans les relations dans le collège ainsi que sur la toile. Nous constatons, à travers leurs propos, que les enquêtés espèrent et attendent que s’installe une réciprocité relationnelle, c’est-à-dire que les autres adolescents prennent l’initiative d’un contact avec eux. Ils semblent être dans une situation de « pesanteur du silence » (Zaffran, 1997, p.138). Cette volonté d’être reconnu affirme un besoin d’auto-estime qui, selon Claudie Ramond, « s’exprime d’abord par des symboles concrets liés à une identification de groupe, puis il s’autonomise en un sentiment de confiance en soi ou, dit-on encore, “d’amour propre”. La personne est alors habitée par la certitude de sa propre valeur » (1995, p.171). Le manque d’identification à un groupe, du fait de l’absence de réciprocité dans les interactions numériques de ces jeunes peut engendrer un manque de confiance en soi.

3.3.2 Des interfaces difficiles à comprendre

Les interfaces numériques des réseaux sociaux semblent difficiles à maîtriser ou à comprendre pour la majorité des enquêtés qui y sont inscrits. D’autres jeunes déclarent avoir essayé à plusieurs reprises d’installer des applications sans y parvenir.

Ces difficultés peuvent être liées à la compréhension du fonctionnement des réseaux sociaux, l’installation des applications ainsi que les différentes étapes menant à l’inscription. De plus, comme l’a montré l’étude de Cédric Fluckiger (2006, p.122), les adolescents renoncent rapidement suite à un échec face à l’ordinateur, ce qui peut s’expliquer par le rapport d’immédiateté qu’entretiennent les adolescents avec l’informatique, celui-ci devant répondre aussitôt à la demande .

L’insuffisance de compréhension et de maîtrise des réseaux sociaux ne peut sans doute pas totalement expliquer la faible utilisation faite par ces adolescents porteurs d’un handicap. Outre leur jeune âge (11 et 12 ans pour certains), nous pouvons faire l’hypothèse que l’usage ou le non usage des réseaux sociaux est lié aux pratiques des groupes de pairs. Dans cette perspective, Fluckiger (2007, p.33) énonce l’idée selon laquelle le groupe de pairs incarne le centre ressource des jeunes pour l’appropriation et la manipulation des outils informatiques. Le groupe de pairs représente l’instance d’échange d’informations et d’astuces entre jeunes qui souhaitent développer leurs identités numériques. Une hypothèse qu’il serait intéressant de vérifier par la suite, serait que les déficits dans ce domaine pour ces jeunes s’expliqueraient en partie par l’insuffisance des relations sociales et de connaissance du groupe de pairs.

4. Discussion et perspectives

On a mené une étude portant sur la socialisation dans les groupes de pairs que les adolescents expérimentent. Notre recherche reste exploratoire mais elle suggère déjà que les dix-neuf collégiens d’Ulis enquêtés sont toujours en retrait et ce, malgré l’utilisation des réseaux sociaux. Si la notion de socialisation est complexe et multifactorielle, l’utilisation de nouvelles technologies détient une place importante dans la socialisation juvénile, comme l’ont énoncé plusieurs sociologues, comme Sylvie Octobre et Nathalie Berthomier (2010).

L’analyse relatée dans cet article montre que les plateformes numériques semblent très peu investies par les adolescents en situation de handicap que nous avons rencontrés : seul Léo en a l’utilité avec son groupe de pairs pour renforcer des relations déjà existantes. Elles semblent aussi faiblement utilisées pour élargir leur socialisation juvénile. Il a été mis en avant que plusieurs facteurs comme le type de handicap, la situation relationnelle du jeune et la vision que se font les parents de ces plateformes peuvent influencer l’adhésion et la pratique des adolescents enquêtés avec ces outils numériques.

Les résultats obtenus ont amené de nouvelles interrogations auxquelles nous nous intéresserons durant notre recherche de thèse : comment les adolescents en situation de handicap construisent-ils leur identité de jeune et d’élève ? Et quel(s) rôle(s) jouent les plateformes numériques dans leur construction identitaire ?

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Article version PDF

[1Vial Monique, Beauvais Jean, Plaisance Eric, Les mauvais élèves. Paris. PUF, SUP- L’Educateur. 1970. P.174 p.

[2France. (11 février 2005). « Loi handicap  ». n°2005-102. Article 2.

[3Un temps et une aide supplémentaire pour revoir le travail vu en classe et essayer de rattraper le retard scolaire avec l’enseignante référente de l’Ulis. Cette aide correspond à la classe Ulis et l’ensemble du personnel qui y est affecté (enseignante de la classe Ulis et les assistantes de vie scolaire).

[4Barrère, A. L’éducation buissonnière : Quand les adolescents se forment par eux-mêmes, Armand Colin, Paris, 2011. 228 pages. P.129

[5Les plateformes numériques comprennent l’ensemble des réseaux sociaux et les jeux en ligne.

[6Section d’enseignement général et professionnel adapté

[7Selon la nomenclature officielle de l’éducation nationale

[8Michel Castra, « Socialisation », in Paugam Serge (dir.), Les 100 mots de la sociologie, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que Sais-Je ? », p. 97-98.

[9Luc Van Campenhoudt, Raymond Quivy, Manuel de recherche en sciences sociales, Dunod, Psycho Sup, Paris, 2011 (284 pages)

[10Debarbieux, E. Anton, N. Astor, R.A. Benbenishty, R. Bisson-Vaivre, C. Cohen, J. Giordan, A. Hugonnier, B. Neulat, N. Ortega Ruiz, R. Salset, J. Veltcheff, C. Vrand, R, Le « Climat scolaire » : définition, effets et conditions d’amélioration. Rapport du Comité scientifique de la direction de l’enseignement scolaire, Ministère de l’éducation nationale. MEN-DGESCO/Observatoire International de la Violence à l’école. 2012. 25p. p.2.

[11Call of duty est un jeu de guerre qui se déroule pendant la seconde guerre mondiale destiné aux adultes.

[12Grand Theft Auto V est un jeu vidéo d’action-aventure destiné aux adultes.


 

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